La réserve écologique du Pin-Rigide
(Saint-Antoine-Abbé, Québec)
« Ça marche pas ton truc, papa. Je compte trois aiguilles... » C'est de cette manière que s'exclama le jeune garçon qui fit la découverte du pin rigide (pinus rigida) en sol québécois. Cela remonte à 1954 et, avant qu'on ne rapporte la présence de deux platanes occidentaux (platanus occidentalis) vraisemblablement indigènes dans l'extrême sud du Québec en 2010, c'était la dernière fois qu'un arbre indigène était identifié dans la province.
Le papa dont il est ici question, c'est Ernest Rouleau (1916-1991), un important botaniste canadien qui a été professeur à l'Université de Montréal. C'est en se promenant avec son fils dans le Haut-Saint-Laurent qu'est survenue la découverte. M. Rouleau tentait d'expliquer à son fils comment distinguer le pin blanc (pinus strobus) du pin rouge (pinus resinosa). Il lui disait que la meilleure façon de le faire était de compter le nombre d'aiguilles par faisceau. Cinq pour le pin blanc et deux pour le pin rouge. Afin de voir si le garçon avait retenu la leçon, le professeur décida d'immobiliser la voiture au bord de la route et lui demanda d'aller récolter le faisceau d'un pin des alentours. C'est à son retour que le fils de M. Rouleau s'écria que le truc du botaniste aguerri ne fonctionnait pas, puisque le pin sur lequel il avait prélevé le faisceau d'aiguilles n'en comptait ni deux ni cinq, mais bien trois... À son grand étonnement, le jeune garçon avait raison et avait, par surcroît, fait involontairement la découverte de la quatrième espèce de pin indigène du Québec !
23 ans plus tard, le 7 décembre 1977, la pinède était déclarée réserve écologique. Celle-ci a une superficie de 66 hectares et compterait près de 3500 tiges de pins rigides. Au Québec, deux autres occurrences de pins rigides sont connues. L'une est située à Ormstown, tandis que l'autre se trouve à Venise-en-Québec. Dans les deux cas, il s'agit de très petites populations. Celle de Venise-en-Québec serait en déclin, alors que celle d'Ormstown serait en expansion. La réserve écologique du Pin-Rigide, elle, serait aussi en expansion. C'est donc dire que cette pinède qui est l'une des plus grandes au Canada - sinon la plus grande - serait la seule à être dans cette situation, puisque les autres peuplements canadiens, tous situés dans la région des Mille-Îles, auraient tendance à se raréfier. Il faut savoir également que la réserve écologique du Pin-Rigide est le plus nordique des endroits où pousse cette espèce de pin.
La station qui accueille la réserve écologique est assez singulière. Le sol est tantôt spongieux, à l'image d'une tourbière, et tantôt sec et pauvre avec des affleurement rocheux. Le sol est donc parfois à nu et lorsqu'il y a une couche d'humus, celle-ci est très mince ; pas plus d'une vingtaine de centimètres à ce qu'on dit. Cela a pour conséquence de limiter la taille des arbres qui y poussent. On sait d'ores et déjà que le pin rigide n'atteint pas des dimensions faramineuses, mais ici, à Saint-Antoine-Abbé, ils sont beaucoup plus petits que ceux qu'on pourrait trouver sur la Côte-Est des États-Unis, là où cet arbre est tout à fait commun. Fait étonnant, dans cet écosystème forestier, on trouve aussi quelques intrus au travers des pins rigides, des pins blancs (pinus strobus) qui, règle générale, sont plus grands que leurs cousins rabougris.
Malgré tout, même si les conditions de croissance de la réserve écologique ne constituent pas son habitat de prédilection, le pin rigide s'y débrouille relativement bien. La preuve, c'est qu'il a presque entièrement colonisé la station. De plus, on sait qu'un feu de forêt a eu lieu à cet endroit précis en 1957, soit trois ans après qu'on les ait découverts et 20 ans avant qu'on ne protège l'écosystème. Il semblerait que des individus y ait survécu, puisque le feu a laissé des cicatrices sur les arbres. Celles-ci sont visibles uniquement lorsque l'arbre est coupé, étant donné que les cernes de croissance annuelle les ont annelées. Néanmoins, il est plus que probable qu'une bonne partie de la pinède ait été détruite lors de ce dernier incendie. Le peuplement s'est tout de même très bien reconstitué si l'on se fie à sa pureté et à son homogénéité apparentes. Il est bien connu que les feux aident cette espèce à se régénérer « en élimin[ant] d'autres espèces de pins ». En plus, le pin rigide est très bien adapté à ces perturbations majeures, lui qui « produit de nouvelles pousses à partir de bourgeons dormants enfouis dans l'écorce, [...] donne des cônes dès le jeune âge [3 ans] et [...] conserve, chez certains arbres,des cônes renfermant des graines vivantes ». À cela il faut ajouter que, dans la plupart des cas, les cônes ne s'ouvrent pas avant que ne se déclare un incendie et que la température ambiante n'atteigne 150°C. Alors, peut-on penser que le feu de 1957 ait été profitable pour ce peuplement ? Est-ce que l'expansion qu'on note aujourd'hui est une conséquence directe de cette perturbation qui a eu lieu il y a presque 60 ans ? Et aujourd'hui, que devrions-nous faire si un feu éclatait dans la réserve écologique du Pin-Rigide ? Devrions-nous intervenir ou laisser la nature faire son oeuvre ?
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Frédérick M. Gladu
B.Sc.A. Architecture de paysage, Université de Montréal