La prucheraie de la Pointe Abbott
(Sainte-Catherine-de-Hatley, Québec)
Au moment où les grands botanistes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur le genre auquel appartenait la pruche du Canada, l'industrie des tanneries prenait son essor dans la Vieille Capitale. En même temps, les premiers Blancs arrivaient dans les Cantons-de-l'Est, fraîchement ouverts à la colonisation par Sa Majesté, le roi George III lui-même. Alors que ces pioniers, venus des États-Unis, de Grande-Bretagne et du reste du Canada tentaient de survivre aux rigueurs du pays, une question concernant la pruche du Canada - qui ne portait pas ce nom à l'époque - persistait... Cet arbre, abondant et mystérieux, qui n'a pas son équivalent européen, était-ce un sapin ou un pin ? Ni l'un, ni l'autre !
Malgré ces quelques anecdotes taxonomiques, il n'en reste pas moins que ce grand conifère de l'est de l'Amérique du Nord a été largement utilisé, de la colonisation jusqu'à nos jours. Les premiers Européens installés ici avaient tôt fait de comprendre que ce que Jacques Cartier avait appelé l'if du Canada pouvait leur être d'une grande utilité. Effectivement, la pruche est une essence qui, comme le chêne et le châtaignier, possède un fort pourcentage de tanins. Ceux-ci sont des « substances naturelles [...] que l'on trouve dans pratiquement toutes les parties des végétaux (écorces, racines, feuilles, fruits, etc.) où ils jouent le rôle d'armes chimiques défensives contre certains parasites » (Wikipédia, 2013). Ils sont utilisés depuis l'Antiquité pour la préparation des peaux, ce qui a pour effet de les rendre imputrescibles.
Comme cela a été évoqué au début de cet article, au Canada, une partie importante de l'industrie des tanneries se trouvait dans la ville de Québec, sur l'actuelle rue Saint-Vallier qui se nommait justement la rue des Tanneries à l'époque. Cette industrie, qui connut son apogée dans la seconde moitié du XIXe siècle, était très profitable pour l'économie locale, mais dévastatrice pour ce qui fut l'un des arbres dominants du sud du Québec. Effectivement, d'années en années, on coupait toujours davantage de pruches, afin d'alimenter les tanneries québécoises. Ces dernières n'utilisaient que l'écorce des arbres qu'elles broyaient pour en extraire les tanins qui allaient ensuite être utilisés pour la macération des peaux. Il en résultait un cuir de très bonne qualité, mais en contrepartie, le gaspillage de bois et d'arbres était indécent. Ce qu'il faut savoir, c'est que le « prélèvement se faisait : soit directement de l’arbre sur pied en ne prélevant que l’écorce de la partie inférieure, du sol à une hauteur d’environ quatre pieds, soit en abattant l’arbre et en prélevant un maximum d’écorce sur le tronc. La chose a été confirmée par l’un des premiers promoteurs de la conservation des forêts québécoises, Jean-Charles Chapais, qui publia en 1883 le Guide du sylviculteur canadien » (Blanchet, 2010). Dans bien des cas, une fois abattu, l'arbre écorcé était laissé sur place et le bois n'était pas récolté ; il était tout simplement laissé à la grâce des agents décomposeurs...
Sachant cela et considérant que les Cantons-de-l'Est, avec ses centaines de milliers de cordes d'écorces de pruche expédiées annuellement, a été l'une des principales régions pourvoyeuses de cette matière première, on peut se questionner quant au caractère ancien de la prucheraie située sur la Pointe Abbott. Ce lieu-dit est une avancée rocheuse des collines qui sont situées sur la rive ouest du lac Massawippi. Ces collines sont également celles qui abritent la forêt de M. Eberts qui, elle aussi, se retrouve dans les écosystèmes forestiers exceptionnels de ce site web. D'ailleurs, les deux écosystèmes sont situés à moins de deux kilomètres de distance.
Historiquement, on sait que le village de North Hatley, fondé en 1803, a tout d'abord basé son économie sur la production de potasse et sur la récolte du bois environnant. Cela laisse présager qu'une telle prucheraie, à proximité directe du lac Massawippi qui constitue un lien entre elle et les villages de North Hatley et d'Ayer's Cliff, n'aurait eu que peu de chances de rester intouchée par la main de l'homme...
Mais, commençons pas analyser la forêt avant de sauter aux conclusions hâtives...
La prucheraie de la Pointe Abbott se trouve en zone très accidentée. L'endroit est composé de pentes très escarpées menant à une falaise de plus de trente mètres de haut. Au pied de cette falaise coule un ruisseau qui se jette dans le lac Massawippi, quelques centaines de mètres plus loin. Le sol est pierreux et très mince, la roche mère affleurant la surface. Selon la vieille carte des sols des comtés de Stanstead, Richmond, Sherbrooke et Compton, le sol est
« rocheux et non cultivable » (Ministère de l'Agriculture, 1943). Comme le stipule Le Guide Sylvicole du Québec, la pruche du Canada « est peu exigeante en matière de fertilité s'accommod[ant] bien des milieux pauvres et des terrains pierreux, par exemple, où la concurrence des espèces rivales est moins vive. [Elle] forme alors des peuplements purs [...] » (Boulfroy, 2013). Cette description colle à merveille au site qui est ici décrit.
La question qui découle de ces dernières affirmations est la suivante : Est-ce que cette prucheraie a formé un peuplement pur aux touts débuts de l'existence de cette forêt ou bien si toutes ces pruches ont été longtemps dominées avant que celles-ci ne bénéficient, tour à tour, d'ouvertures créées dans le couvert de la forêt par la mort d'arbres de début de succession ? Une chose que nous savons, c'est que « les peuplements au stade pionnier sont rares [...] » (Le Guide Sylvicole du Québec, 2013) chez la pruche du Canada, ce qui diminue les probabilités que cette prucheraie se soit constituée de la manière dont on peut l'observer aujourd'hui. Néanmoins, le site possède toutes les caractéristiques pour permettre cela. La question reste entière...
Pour tenter d'y voir plus clair, un retour dans le passé est nécessaire. Tel que mentionné précédemment, les premières décennies du village de North Hatley ont rimé avec exploitation forestière. Cela ne dura pas très longtemps puisque, avant même l'arrivée du chemin de fer de la Massawippi Valley Railway en 1870, l'économie du village était devenue une économie basée sur le tourisme. Tourisme huppé qui plus est. Effectivement, de riches familles états-uniennes venaient dans la région, afin d'y passer leurs vacances. « Au début du XXe siècle, [le village] accueill[ait] près de 2000 personnes dans six hôtels et 250 villas » (Villa Massawippi, 2014). Il est donc clair que les coupes forestières à grande échelle avaient cessé depuis longtemps déjà. Cette industrie et le tourisme de luxe ne font habituellement pas bon ménage.
Pour ce qui est des tanneries et de la récolte d'écorces de pruche, il est peu probable que cette activité ait grandement marqué la région. En effet, lorsque l'on se rapporte au tableau concernant le « nombre de cordes d'écorces à tanner récoltées dans la région des Cantons-de-l'Est selon les districts du recensement industriel du Canada en 1881 » (Blanchet, 2010), le canton de Hatley n'y figure même pas. Parmi les cantons qu'on y retrouve, le canton de Stanstead était celui qui avait le moins exporté de cordes d'écorces de pruche, lui qui en avait produit 961. Si le canton de Hatley avait produit moins de 961 cordes, on peut avancer qu'il s'agissait d'une activité plutôt marginale, du moins à cette époque. De plus, comme le chemin de fer est arrivé assez tardivement dans la localité, on peut présumer que cette activité industrielle n'y a jamais occupé une place prépondérante.
Trois facteurs nous permettent donc de croire que cette forêt spécifique n'a peut-être jamais été exploité par l'homme. Premièrement, il est difficilement concevable de croire que les activités de coupe forestière ait duré plus de cinquante ans, à cause de la montée du tourisme dans la région. De plus, il ne faut pas négliger que durant la première moitié du XIXe siècle, la Révolution Industrielle n'avait pas encore eu lieu. Les outils forestiers et la machinerie forestière étaient loin de ressembler à ce que nous possédons aujourd'hui. Les coupes forestières se faisaient donc à un rythme beaucoup moins rapide. En à peine cinquante ans, il serait surprenant que ces coupes se soient rendues aussi loin de North Hatley. Il faut préciser ici que la prucheraie en question est situé à un peu moins de dix kilomètres du village.
Deuxièmement, un autre facteur à ne pas négliger est que cette prucheraie, comme cela a déjà été dit, se trouve en terrain très accidenté. Est-ce qu'à cette époque d'abondance et d'omniprésence de la forêt, on se serait donné du mal à aller abattre une parcelle au péril de sa vie ? Cela serait très surprenant. En outre, le bois de pruche du Canada n'était pas particulièrement recherché comme bois d'oeuvre. La seule vraie utilité de cet arbre, à l'époque, résidait dans son écorce pleine de tanins. Il s'agit du troisième facteur. Les données historiques semblent démontrer que les tanneries québécoises n'aient pas joué un rôle majeur sur l'économie de la localité - et donc de la forêt environnante.
Finalement, des photos aériennes du secteur, datant respectivement de 1985, 1964 et 1944, ne montrent aucune perturbation de la prucheraie dont il est question. En 1944 - il y a 70 ans - le houppier des arbres de cette même forêt nous permet d'imaginer des arbres matures, aussi matures que ceux que nous pouvons voir aujourd'hui. Il aparaît évident qu'il s'agit des mêmes.
Étant donné que la pruche du Canada est un arbre qui pousse extrêmement lentement, mais qui peut vivre jusqu'à 800 ans, et que ces arbrs sont situés sur un sol pierreux et très peu fertile, il pourrait s'agir là d'une forêt ancienne, voire vierge. D'autres éléments et données restent à être compilés et analysés, mais dans tous les cas, cet écosystème, très pauvre en matière de biodiversité floristique, pourrait s'avérer très riche au niveau de l'apprentissage que nous pourrions en tirer... La prucheraie de la Pointe Abbott constitue peut-être une vitrine historique des forêts pré-coloniales des Cantons-de-l'Est et de la Nouvelle-Angleterre.
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Frédérick M. Gladu
B.Sc.A. Architecture de paysage, Université de Montréal